Une vraie collectivité, dont on peut analyser la genèse et le développement, constitue une « multitude » au sens spinoziste du terme. Et ce n’est pas un vain mot.
À la différence du « peuple », morcelé en divers groupes sociaux, la « multitude » transcende les différences et dispose d’une puissance d’agir importante. C’est cette puissance qui émane de cette multitude qui est à l’origine des divers mouvements sociaux. Frédéric Lordon, après Baruch Spinoza, la désigne par le terme d’affect. Celui-ci correspond à une modification dans les corps, dont l’esprit prend conscience ; ce changement touche, de cette manière, le corps et l’esprit.
Tout en émanant de cette multitude, cette puissance la constitue et la tient ensemble dans une cohésion quasi parfaite. Cependant, si elle lui permet d’advenir et de durer, elle ne la constitue pas dans une verticalité institutionnelle (souvent légitime et nécessaire), car, si l’on entend les paroles de Spinoza, dans son Traité de l’autorité politique, cette « multitude » jouit d’un droit qui est d’autant plus grand que les individus qui s’unissent sont nombreux.
Une collectivité est généralement difficile à défaire, parce qu’elle n’est pas un simple agrégat de personnes rassemblées d’une manière fortuite et passive. Représentant la « force morale de la société » (selon l’expression du sociologue Emile Durkheim), elle dépasse la somme de ses parties. Si ces différentes parties s’accordent de la sorte, avec une puissance remarquable, c’est parce qu’elles ont intérêt à le faire, un intérêt absolument vital : le « bien commun » de la collectivité et, par ricochet, des individus pris singulièrement.
Au demeurant, les mouvements contestataires ont quelque chose à voir avec le politique, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Parce qu’il y a du politique dès que des corps collectifs se forment ; on ne peut guère imaginer des corps collectifs neutres, sans désirs, sans passion, et sans opinion sur le fonctionnement et l’organisation de la société. Sur le fonctionnement de l’État, et la nécessité de le préserver en tant qu’entité. Disons que la préservation de l’État rentre dans son « agir ».
Cette multitude fait donc bien autorité en matière politique. Il est vrai que le politique s’offre moins à notre esprit dans des incorporations plus grandes (nationales), loin des divisions partisanes et exclusives. Parce que nous sommes habitués à le voir dans des groupes, dans des oppositions tranchées. Depuis sa constitution, un grand corps politique stabilise de nouvelles habitudes et aptitudes, contractées d’une part par cette incorporation même, et d’autre part par la répétition, par la joie et la gaîté, nous dit Spinoza, qui ne manquent guère dans les rassemblements ; avec les nouvelles pratiques qu’il initie, parti souvent d’indignations générales et profondes, le grand corps politique ne cesse de dire des choses politiques que l’on doit savoir entendre comme telles. Il est même nécessaire de rester à l’écoute des passions de ces corps collectifs, comme le fait constamment la philosophie politique, parce qu’aucun « affect », aucune « imitation affective » (au sens de Spinoza), qui est au fondement même de la multitude, ne peut être facilement défaite. Car enfin, c’est la « multitude » qui détient fatalement le monopole de la détermination des affects des individus.