Trente rayons convergent au moyeu mais c’est le vide médian qui fait marcher le char. On façonne l’argile pour en faire des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage. Une maison est percée de portes et de fenêtres, c’est encore le vide qui permet l’habitat. L’Être donne des possibilités, c’est par le Non-Être qu’on les utilise.
(Lao Tseu, XI)
Nous ne savons pas avec certitude si Lao Tseu (VIe avant J.-C) a vraiment existé. Il est probable que ce nom, que l’on traduit par « vieux sage » ou « vieux philosophe », désigne en réalité un groupe de penseurs ayant développé la philosophie taoïste (de « Tao », qui signifie le chemin ou l’ordre). Quoi qu’il en soit, une pensée remarquable correspondant à une activité intellectuelle éminemment importante (Marcel Conche : 2003) a émergé en Chine, durant une grande période d’instabilité et de troubles. Connue sous le nom de Printemps et Automnes (770-476 avant J.-C), Confucius la décrit par les termes d’ « aggravation de la dégénérescence morale ». Cependant, elle fut également une période de prospérité intellectuelle, qui a produit des penseurs comme Confucius, Lao-tseu, Mo-tseu, etc. (Li Jingze)
Dans un monde en butte à des troubles, à la convoitise et à la désagrégation de toutes sortes, la philosophie taoïste prônait des valeurs riches et nobles telles que la simplicité, la vertu, le pacifisme et le non-agir. Traversant les siècles, les millénaires, cette sagesse antique n’a pas cessé d’inspirer écrivains, philosophes, religieux.
Cette philosophie s’articule autour du concept du Vide. Comme le précise Max Kaltenmark (1965), « l’attitude profonde de ces sages est ici le Vide ». Ce concept semble imprégner toute la philosophie taoïste : derrière cette notion de vacuité se cache la recherche de la longue vie. La Sagesse réside dans la vitalité : ainsi le Sage meurt d’une mort naturelle, tandis que le violent connaît une mort artificielle. Le Sage veille à préserver sa santé et évite tout ce qui risque de la diminuer ; en ce sens, il ne doit ni jouer avec la mort ni faire le jeu de la mort. En conséquence, l’usage des armes est prohibé, et les guerres doivent être évitées.
L’homme violent ne meurt pas de sa mort naturelle.
Lao Tseu, XLII
Quand le monde ne se conforme pas à la voie, on élève les chevaux de guerre jusque dans les faubourgs des villes.
Lao Tseu, XLVI
En plus du concept de Vide, la notion de non-agir apparaît également essentielle pour Lao Tseu. En effet, le Sage suit la Voie, c’est-à-dire le Tao, sans contrainte aucune. Il est dans le non-agir, car en suivant la Voie, il montre l’exemple d’un être qui est (il pratique l’enseignement sans parole), et non d’un être qui cherche à faire aboutir un projet déterminé ; le seul projet d’un Sage est donc la Voie. L’inaction ne signifie pas ici passivité, mais plutôt le déroulement spontané des actions. Cette idée se trouve illustrée dans Le Livre de la Voie et de la Vertu (Tao Te king), où on peut lire :
La Voix est toujours sans agir, et pourtant il n’y a rien qui ne se fasse. (Lao Tseu, XXXVII) C’est pourquoi le saint adopte la tactique du non-agir, et pratique l’enseignement sans parole. Toutes choses du monde surgissent sans qu’il en soit l’auteur. Il produit sans s’approprier, il agit sans rien attendre, son œuvre accomplie, il ne s’y attache pas, et puisqu’il ne s’y attache pas, son œuvre restera.
Lao Tseu, II
Pour vivre véritablement dans la sagesse, Lao Tseu invite également à la « connaissance de soi ». Cette introspection (c’est-à-dire l’acte d’observer à l’intérieur de soi-même) représente un autre principe essentiel du Tao. L’authenticité, l’harmonie, la maîtrise de soi et le non-attachement passent nécessairement par la connaissance de soi.
Qui connaît autrui est intelligent, Qui se connaît est éclairé, Qui vainc autrui est fort, Qui se vainc soi-même a la force de l’âme.
(Lao Tseu, XXXIII)
Cette connaissance de soi conduit également à une compréhension plus importante des autres, ce qui se manifeste sous la forme d’une empathie universelle. Pour Lao Tseu, le Sage a le cœur tendre, aimant et bienveillant. Ainsi, il comprend ce que les autres ressentent et les traite toujours avec bonté et bonne foi, même ceux qui ne sont pas bons ou qui ne sont pas de bonne foi. À cœur “largement ouvert”, dit-il, il les traite comme on traiterait son propre enfant (Lao Tseu, XLIX).
Mais cette attitude de l’enfant, du nouveau-né, est également celle du Sage, qui suit la Voie (Lao Tseu, LV). Le Sage se trouve ainsi illuminé et en harmonie.
Bibliographie
- Conche, Marcel. Lao-Tseu : Tao-tö-king. PUF, 2003.
- Kaltenmark, Max. Lao Tseu et le taoïsme. Seuil, 1965.
- Lao Tseu. Le Livre de la Voie et de la Vertu.
- Li, Jingze. Petites Chroniques des Printemps et Automnes. Traduit par Hervé Denès et Jia Chunjuan, Grand livre, 7 novembre 2019.