Le “fond” et la “forme” dans « Tortue têtue » d’Anne Sylvestre 

Le “fond” et la “forme” dans « Tortue têtue » d’Anne Sylvestre 

« Tortue têtue » d’Anne Sylvestre
Tortue têtue
Tortue, pourquoi te tais-tu ?
Tortue, tu es têtue !
Tu ne montres pas ta tête,
mais pourquoi la rentres-tu ?
A te cacher, tu t’entêtes
rentrant les pattes pointues.
Sans t’arrêter, tu te terres,
mais pourquoi te terres-tu ?
Tu t’obstines à te taire
comme si on t’avait battue.
Tu la creuses ta retraite,
mais pourquoi te hâtes-tu ?
Pour l’hiver tu seras prête
et très chaudement vêtue.

Anne Sylvestre, Les nouvelles Fabulettes, 1976.

Pour analyser cette fabulette d’Anne Sylvestre, il faut chercher à distinguer des formes en s’efforçant de saisir les relations qui pourraient exister entre elles (fonds). Autrement dit, il faut tenter de concevoir la relation entre ces formes en saisissant les liens entre leurs fonds (contenus).

  1. Analyse de l’aspect phonique de la fabulette 

À la première lecture de cette chanson d’Anne Sylvestre, on remarque des formes phoniques identiques. Ces formes se caractérisent par une forte relation d’homophonie (têtue, tais-tu ; te terres, te taire, etc.) et une association paronymique (tortue, terres-tu, têtue, etc.).

Comme on peut le voir, ces formes sont donc phonologiquement reliées par la répétition des sons consonantiques [tə], [tɛ], [ty], [ta], etc. qui ont en commun le son [t], qui traverse tout le texte. Cette répétition sonore réalise une allitération en [t], qui donne au texte un rythme régulier.   

Cet aspect sonore est particulièrement significatif : d’un côté, la ressemblance entre le son [ty] (répété dans les formes tortue, têtue, pointues, battue, vêtue) et le pronom personnel ‘tu’ (qu’on retrouve dans les formes ‘te tais-tu, ‘tu’, ‘rentres-tu’, ‘terres-tu’, ‘hâtes-tu’) permet de renforcer l’apostrophe à l’interlocuteur. De l’autre, le caractère explosif du son [t] et sa brièveté permettent d’accentuer l’interpellation de la tortue.  

Cette fixation sur le destinataire se trouve doublée d’une fixation sur la structuration phonique de la tortue ; la parenté sonore entre tortue et têtue  que l’on observe dans le titre permet de les rapprocher et de les connecter. 

En somme, en plus de la brièveté de la fabulette, sa structure sonore contribue à la caractérisation de ce genre. Le lien phonologique entre ses formes renforce la cohésion textuelle.

  1. Personnification de la tortue 

L’apostrophe adressée à l’interlocuteur apparaît en position initiale de la chanson (Tortue, pourquoi te tais-tu ? ; tortue, tu es têtue !) ; l’interpellation se répète dans la suite du texte par un nombre important de formes, construisant une zone qui permet non seulement l’interaction du locuteur avec la « tortue », par l’incursion dans son monde, mais également sa tentative de l’intégrer à son propre univers (humain). Ainsi, en lui prêtant des qualités humaines (parler, etc.), la tortue (animal) se trouve ici personnifiée.

Pour le reste, la forme “tortue” se trouve, dans cet univers, affectée d’une valeur dépréciative (dysphorie) qui se renouvelle dans “tu es têtue”. Plus précisément, c’est toute l’activité de la tortue qui est chargée négativement, parce qu’elle ne joue aucun rôle dans l’univers du locuteur ; elle se trouve ainsi contestée et non légitimée, du fait qu’elle n’est pas socialisée.

De plus, l’évaluation négative de la tortue se trouve accentuée par l’unique forme de l’exclamation qui ponctue la seconde apostrophe (Tortue, tu es têtue !), et les quatre formes interrogatives qui rythment la fabulette.   

  1. Les contenus investis dans la fabulette 

Mais ces formes expriment également des correspondances de sens qui déterminent les fonds développés dans la fabulette (les thèmes). L’analyse permet de définir des relations entre ces formes qui possèdent des fonds identiques (contenu).

Si en langue, la forme ‘tortue’ désigne un animal, animé, lent, avec carapace, dans les fables, c’est souvent par la lenteur que l’on évoque et convoque la tortue. Cependant, après la lecture attentive de ce texte et la comparaison des contextes, on voit apparaître des « régularités » dans les formes. En fonction du regroupement des significations, il est possible d’envisager deux axes thématiques : 

a) Dissimulation de la tortue 

    Une hypothèse d’un thème de la dissimulation est suggérée par la forme ‘montre’ dans le contexte ‘tu ne montres pas ta tête’ : la négation de la forme ‘montre’ permet de réaliser le contenu dissimulation. Ce contenu se trouve également, dans la suite de l’énoncé, dans la forme interrogative ‘pourquoi la rentres-tu ?’.

    L’analyse des autres formes dégagées dans ce premier groupe nous montre que fond dissimulation est compatible avec les autres formes ‘A te cacher’, ‘rentrant les pattes’, ‘tu te terres’, ‘tu creuses ta retraite’. Ainsi, cette récurrence est constitutive du thème de la dissimulation.

    b) Entêtement de la tortue

      ‘Têtue’ représente la première forme significative de ce deuxième ensemble, qui se trouve dans le titre de la fabulette « Tortue têtue ». Il permet de désigner sans ambiguïté l’entêtement de la tortue. 

      De même, le contenu entêtement se répète sans difficulté dans ‘t’obstines’ et ‘t’entêtes’. Telle qu’elle sont construites dans ce contexte, les formes ‘sans t’arrêter’, ‘te hâtes-tu’, ‘te taire’, ‘te tais-tu’ ne désignent obstination, entêtement, ce qui confirme davantage notre hypothèse ; de plus, on constate un lien sonore étroit entre tais-tu et têtue – comme pour tortue et têtue –, ce qui permet de les rapprocher et de les rattacher. Ainsi, toutes les formes dégagées dans ce contexte construisent le thème de l’entêtement.

      Ces deux analyses montrent une duplicité de sens : l’entêtement qui désigne le sujet de la fabulette sur laquelle vient se greffer le thème de la dissimulation. Une logique stratégique accompagnant la construction de ces thèmes se rencontre dans le rapprochement entre les formes sonores ; dans la seule exclamation de la chanson (évaluation) ; dans les inversions interrogatives qui servent à interpeler la tortue. Dans ce cas, le pronom personnel ‘tu’ se retrouve en position finale (« tais-tu », « rentres-tu »,  « terres-tu », « hâtes-tu ») – postposé –, ce qui permet également de reconstituer la musicalité de la « tortue » (centration sonore). Comme on peut le constater, ce rythme a un effet déterminant sur la thématique.  

      1. Conclusion 

      Au terme de cette analyse, on peut dire que la lecture et l’écoute de cette fabulette se trouvent remarquablement facilitées par la répétition de la consonne [t] qui participe à sa structuration phonique. Dans ce cas, on peut parler de construction régulière comme condition d’audibilité et d’applicabilité de la fabulette. C’est la raison pour laquelle l’unité phonique se rencontre dans toute la chanson ; cette construction sonore se trouve doublée de deux constructions thématiques qui assurent l’homogénéité du texte. Ainsi, par la combinaison de ces différents procédés, ce genre rapporte le texte à la situation de communication spécifique aux chansons pour enfants.

      Cet article est une version légèrement remaniée d’un texte initialement publié sous un autre titre dans la revue Texto : textes et cultures. Pour le consulter : http://www.revue- texto.net/index.php/Archives/Archives/Parutions/Archives/Archives/Parutions/Parutions/Marges/index.php?id=3987


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